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Depuis qu’elle avait reçu l’appel de Mithri Zachariah, Adielle Tobias était profondément songeuse. La division internationale la laissait entièrement libre d’exécuter sa nouvelle directive comme elle l’entendait. « Est-ce que je veux vraiment faire cela ? » se demandait la directrice de Jérusalem, découragée. C’était la première fois dans l’histoire de sa base qu’on lui ordonnait de faire tuer quelqu’un. Elle avait toujours cru que l’ANGE était une force tranquille, une société d’espionnage pacifique. Le fait qu’on lui demandait maintenant d’intervenir aussi brutalement dans les affaires politiques de son pays la portait à croire qu’elle s’était peut-être trompée sur la véritable mission de l’Agence.

En tant que dirigeante, elle aurait pu se laver les mains de cet assassinat en exigeant que son service de sécurité s’en acquitte. Cependant, une petite voix au fond d’elle-même lui indiquait de ne pas le faire. Elle comprenait l’importance de faire disparaître Asgad Ben-Adnah avant qu’il ne devienne un tyran, mais Océane ? On ne tuait pas une agente uniquement parce qu’elle n’arrivait pas à accomplir sa mission. Habituellement, on la retirait du dossier…

Un directeur de base jouissait de plusieurs prérogatives, dont celle d’exécuter lui-même un ordre en provenance des échelons supérieurs de la hiérarchie de l’ANGE. Mieux encore, il pouvait agir à sa guise. Adielle décida donc de s’informer en premier lieu de la situation, se doutant que la division internationale n’en possédait pas tous les détails, n’ayant aucun agent fantôme dans la région, à part Océane.

Elle décida d’interroger Noam Eisik, son plus fiable agent. Eisik était une véritable mine de renseignements. Il savait absolument tout sur tout. Elle le rejoignit à son poste de travail aux Renseignements stratégiques, alors qu’il épluchait justement les nouvelles internationales.

— Rien à signaler ? fit Adielle en se plantant derrière lui.

— Les forces policières commencent à mater les criminels dans la plupart des grandes villes, mais on se demande par contre si elles ne sont pas elles-mêmes déjà corrompues.

— Et ici ?

— Il y a encore eu des protestations contre la relocalisation des édifices religieux dans le désert, mais c’est toujours la même rengaine. Les gens n’ont pas encore compris que peu importe ce qu’ils feront, monsieur Ben-Adnah ne les ramènera pas dans la vieille cité.

— Et en ce qui le concerne ?

— Il fait des ravages sur la scène politique. Plusieurs pays qu’on n’aurait jamais crus capables de s’entendre lui ont même demandé de devenir leur chef commun. J’ai fait un graphique de ses étonnantes conquêtes.

Eisik l’afficha aussitôt sur l’écran.

— Les pays en bleu sont ceux qu’il a déjà conquis.

— Comment s’y prend-il ?

— Il est dit dans les Écritures que l’Antéchrist aura un immense pouvoir de séduction. Je pense qu’il est en train de nous le prouver.

— Mais il n’a encore rien fait de mal, n’est-ce pas ?

— Rien qu’on puisse lui reprocher. Il guérit les malades et il sème la paix partout où il passe.

— Donc, celui qui l’assassinerait serait lapidé sur la place publique, comprit Adielle.

— C’est certain. Il serait plus prudent d’attendre qu’il commence à torturer une dizaine de personnes avant d’intervenir.

— As-tu le dernier rapport des déplacements d’Océane Chevalier ?

— J’étais justement sur le point de vous le transmettre.

— Je le lirai dans mon bureau. Merci, Eisik.

Adielle se fit un devoir de s’informer des déplacements d’Océane avant d’agir. Avant de lui faire le moindre mal, elle voulait au moins lui demander de s’expliquer. En lisant le rapport, elle remarqua que l’agente fantôme effectuait la même routine tous les jours. Il serait donc facile de l’intercepter.

Elle enfila sa veste de cuir gris sombre et remonta à la surface par l’ascenseur qui menait à l’arrière-boutique d’un petit restaurant. Elle portait un pantalon noir et un chemisier gris et blanc sous sa veste, ainsi que des bottes noires comme les écuyères. Elle se mêla donc facilement à la foule qui circulait à pied tous les jours dans les rues de la ville à la recherche de nourriture ou de travail, et se rendit d’abord à l’appartement de la jeune femme. La Québécoise vivait dans l’un des rares quartiers encore riches de Jérusalem. Le portier apprit à Adielle qu’Océane était déjà partie pour son travail et lui héla un taxi pour qu’elle puisse l’y rejoindre.

Adielle se rendit au chantier de la vieille ville, toujours aussi surprise que personne n’ait empêché Ben-Adnah de tout démolir. Il exerçait vraiment sur les gens une fascination qu’elle ne comprenait pas. Elle descendit à la porte d’accès principale, mais fut incapable d’aller plus loin. Les mesures de sécurité étaient strictes. Elle demanda donc qu’on porte un message à la grande patronne et l’attendit patiemment.

— Que fais-tu ici ? s’exclama Océane, surprise de trouver Adielle à la barrière.

— Tu es vraiment ravissante dans cette robe noire ! Viens, aujourd’hui c’est moi qui paye le déjeuner.

Océane avait suffisamment d’expérience pour ne pas poser de questions et jouer le jeu. Elle enroula son bras autour de celui de la directrice de Jérusalem et s’éloigna avec elle.

Les deux femmes attendirent de se trouver à une certaine distance des soldats avant de se parler.

— S’est-il passé quelque chose ? s’alarma Océane.

— Non. Je suis ici parce qu’il ne s’est justement rien passé.

— L’ANGE ne m’a pas donné de délai pour accomplir ma mission.

Adielle la fit entrer dans un petit restaurant dont elle connaissait très bien le propriétaire. Ce dernier la salua tandis qu’elle poursuivait sa route avec son invitée jusqu’à une petite pièce en retrait. Elle invita Océane à s’asseoir à la table.

— Tu étais sérieuse pour le déjeuner ?

— Je suis toujours sérieuse, l’avertit Adielle. En fait, je voulais te parler aujourd’hui parce qu’on m’a demandé de procéder à ce que tu sembles incapable de faire.

— Il est dangereux d’en parler ouvertement.

— Pas ici. Nous avons fait installer dans cet endroit de l’équipement de brouillage. On ne peut même pas se servir d’un téléphone cellulaire dans ce restaurant.

— Refuse cette tâche, Adielle. Tu ne pourras jamais t’approcher de lui.

— Avant de devenir agente puis directrice, j’étais tireuse d’élite pour la police. Je n’ai pas besoin d’être collée sur un homme pour l’abattre.

Le visage angoissé d’Océane renseigna davantage Adielle sur ses sentiments que n’importe quel plaidoyer qu’elle aurait pu faire.

— Tu es amoureuse de ta cible, soupira-t-elle.

— C’est plus compliqué que cela. Lorsqu’il est loin de moi, je trouve mille et une façons de lui arracher le cœur, mais dès qu’il est près de moi, je perds tous mes moyens.

— Tu es amoureuse de ta cible, répéta Adielle.

— Je n’en sais rien… Est-ce que tu as entendu parler des reptiliens ?

— Vaguement. J’ai parcouru certains rapports émanant du Canada à leur sujet, mais ici, nous sommes plutôt aux prises avec Satan.

— Ils existent, Adielle, et il y en a des tas de races différentes.

— Tu vas maintenant me dire qu’Asgad Ben-Adnah en est un ?

— Physiquement, oui. Toutefois, sa personnalité ignore sa véritable nature.

La directrice fronça les sourcils, profondément inquiète pour la santé mentale de la jeune femme.

— Avant de me traiter de folle, écoute-moi, l’implora Océane. Deux de mes anciens collègues ont avancé des théories qui, finalement, se rejoignent. Vincent McLeod s’intéressait aux reptiliens bien avant que nous en trouvions un dans le fond d’un étang à Toronto et Yannick Jeffrey nous a parlé de la résurgence de l’empire romain dès son premier jour de travail à Montréal.

— Jusque là, je te suis.

— Yannick affirme qu’avant que Satan ne s’empare du corps d’Asgad, il aura été habité par l’empereur Hadrien. Pire encore, à la base, le corps d’Asgad est celui d’un Anantas.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un reptilien d’une haute caste ennemie des Dracos, qui contrôlent déjà la moitié de la planète.

— Et la raison pour laquelle tu es incapable d’éliminer Asgad, c’est parce qu’il est reptilien ou parce que les Dracos veulent le faire eux-mêmes ?

— Oublie tout ce que je viens de dire. Je le tuerai moi-même à son retour de Grèce.

Océane voulut se lever, mais vive comme l’éclair, Adielle lui saisit le bras et l’obligea à s’asseoir. Sa force musculaire étonna l’agente fantôme.

— Finis ce que tu as commencé, ordonna-t-elle.

— Tu ne me croiras pas, de toute façon.

— Après ce que Yannick Jeffrey m’a fait vivre l’an passé, disons que j’ai l’esprit beaucoup plus ouvert qu’auparavant.

Océane prit une profonde inspiration.

— Ce que je désirais le plus au monde, c’était travailler pour la division internationale. Alors, lorsque cette mission s’est présentée, je l’ai acceptée sans réfléchir. Un ami Naga m’avait pourtant prévenue que je serais incapable de résister au charme d’un mâle Anantas parce que j’ai quelque gouttes du même sang dans mes veines.

— Toi ? Une reptilienne ?

— Mon père l’est, mais pas ma mère, et cela ne fait pas très longtemps que je sais qui sont mes véritables parents. Ce fut tout un choc, crois-moi, mais finalement, cette révélation n’a rien changé à ma vie, puisque je suis incapable de me métamorphoser en monstre couvert d’écailles.

— Ils se métamorphosent ? s’horrifia Adielle.

— Oh que oui. Si j’avais cette faculté, je t’en ferais la démonstration ici même.

— Qu’est-ce qu’un Naga ?

— C’est une autre race de reptiliens.

— Et l’un d’eux est ton ami ?

— Mon dernier amant, en fait, mais au début, je l’ignorais. J’ai eu une peur bleue, la première fois que je l’ai vu sous son autre forme. J’ai cru que j’allais perdre la raison.

Adielle intégra rapidement ces renseignements.

— Si je comprends bien, fit-elle en appuyant sur chaque mot, tu n’arriveras pas à tuer Ben-Adnah parce qu’il te subjugue.

— Je n’ai pas dit que je n’y parviendrais pas. C’est juste plus difficile en raison de son charme déroutant. Mais je travaille là-dessus.

— Et si je te facilitais la vie en le faisant pour toi ? Moi, je n’éprouve absolument aucune attirance pour l’Antéchrist.

Océane se rappela alors les paroles d’Océlus…

— Je pense que nous serions plus efficaces si nous procédions en tandem, suggéra-t-elle, car il y a un autre sombre personnage dans l’entourage d’Asgad, et celui-là est dans tes cordes.

— Un démon ?

— Quelqu’un qui protège notre homme politique avec de la magie noire, et tous ceux qui entrent en contact avec lui en sont affectés.

— Tu me proposes de tuer le démon pendant que tu anéantiras l’Antéchrist ? s’étonna Adielle.

— Quelque chose du genre…

— J’ai besoin d’un visage, d’une adresse et d’un itinéraire.

— Donne-moi un peu de temps. Asgad revient de Grèce dans quelques jours. J’identifierai ce sorcier de malheur et tu lui feras tout ce que tu voudras.

— Je suis bien contente que personne ne puisse nous entendre dans cette pièce.

— Moi aussi, parce qu’il y a plus encore…

Adielle, qui avait une grande facilité à deviner les émotions des gens en observant simplement leur visage, vit Océane passer de l’inquiétude à la peur.

— On m’a fait des menaces, avoua l’agente.

— D’où émanent-elles ?

— D’une race de reptiliens dont je n’ai jamais entendu parler avant qu’un de ses représentants ne tente de me tuer dans la rue, juste avant le couvre-feu.

— Que veulent-ils, ceux-là ?

— Ils ne souhaitent pas la mort d’Asgad, car ils croient stupidement que la paix qu’il est en train d’instaurer durera. Ils ont dit qu’ils me tueraient si j’attentais à sa vie.

— Alors, je me chargerai donc du démon et de l’homme d’affaires.

— Je ne suis pas une froussarde…

« L’expression de son visage dit pourtant le contraire », remarqua Adielle.

— … et je m’en voudrais qu’ils commencent à s’en prendre à l’ANGE.

— Si les reptiliens existent, il faudra bien que l’Agence entame des négociations avec eux, tôt ou tard.

— Personnellement, j’aimerais mieux « tard ».

— Voici ce que je propose. D’ici deux semaines, si tu n’as pas accompli ta mission, je frapperai sans prévenir.

Océane hocha doucement la tête pour acquiescer et espéra de tout son cœur ne pas regretter cette entente. Le restaurateur arriva juste à ce moment-là pour leur servir la spécialité de la maison en leur chantant une belle chanson d’amour en hébreu, ce qui fît finalement sourire les deux femmes. Tenaillée par la peur, Océane était également soulagée d’avoir pu enfin se confier à une autre personne. Il ne lui restait plus maintenant qu’à rassembler son courage pour aller jusqu’au bout de son destin.

 

Codex Angelicus
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